Chaque année, des stages sont donnés, sur des matières théâtrales bien définies,


à l’académie internationale d’été de Wallonie (AKDT) et dans d’autres structures




Réflexion :

Le choix d’une action scénique,

c’est à dire de la manifestation corporelle des sensations ou/et des émotions

me paraît essentiel.

Il faut une cohérence gestuelle plus qu'une « vérité» émotionnelle.


Le choeur et le héros



Généralités sur la pédagogie


Le cours proposé est orienté essentiellement vers une pratique organique du jeu.

Nous y explorons le rapport aux autres (choeur)

et le rapport à notre propre grandeur, notre  présence et notre énergie.

Nous apprenons à sortir du quotidien.

Nous incarnons le héros en se servant de la puissante énergie du groupe.

Dans un jeu où le personnage s'oppose à la puissance du choeur,

est soutenu ou poussé par lui ou encore tente de bousculer son indifférence,

l'acteur trouve la grandeur qui lui permet de jouer les personnages « d'envergure »

On pourrait présenter cela comme une phase préparatoire au grand style

(tragédie, grand mélodrame, ou toute forme théâtrale «hors mesure»)

bien que cela soit bénéficiaire sur le plan de la présence et de l'écoute,

dans des formes plus intimes du théâtre.

Un ensemble d’exercices ou de « jeux » scéniques sont pratiqués sur ces thèmes.


Chacun reçoit une partie de texte extrait d'Eschyle, Shakespeare, Racine ou autres,

à laquelle nous tentons d'appliquer notre sens organique du jeu fraîchement entraîné.

Ce travail, est, donc à considérer comme une pratique

sur certains aspects fondamentaux du travail de l'acteur (grandeur, présence, écoute, corporalité)



A propos du Héros

                                           

Il me semble évident que certaines formes de théâtre s'accordent mal avec le jeu naturel : « comme dans la vie ».

Les sujets énormes inspirés de la mythologie ou d'évènements hors normes - la tragédie antique, le grand mélodrame hugolien par exemple.

Les formes de langage très formelles, très codées comme la tragédie classique.

Ou des formes théâtrales comme le grand guignol, le clown, la commedia dell'arte

ou encore les bouffons (Ghelderode).

Il n'est plus question de personnages naturels, mais plutôt d'archétypes.

Ces archétypes appellent un traitement du jeu approprié.

J'ai personnellement beaucoup de difficulté à entendre l'alexandrin racinien dans un salon de thé.



       Grandeur, direction, engagement, charisme

        sont les éléments sur lesquels je travaille pour aborder ces rôles



La grandeur

Le travail consiste principalement à agrandir l'envergure de la gestuelle,

les gestes quotidiens sont évacués et s'il s'en trouve d'indispensables, ils sont réalisés « en grand»

La difficulté est de conserver une authenticité avec une gestuelle qui ne nous est pas coutumière


La direction

Il s'agit ici de porter la voix, le geste (ou l'intention du geste) dans une direction définie.

On ne parle pas « à la cantonade»... chaque mot, chaque impulsion est adressée de manière précise.


L'engagement

Dans la tragédie classique, le style exige que le protagoniste n'aille pas au bout de son geste.

Cela donne à cette forme un aspect apparemment statique qui pourrait engendrer l'ennui

ou au mieux amener le public à se contenter de la beauté et du sens du texte.

Il y a pourtant là un travail magnifique à développer sur ce que Grotowski appelle les « in-tentions ».

L'action scénique s'engage de manière très intense jusqu'à la limite de sa manifestation spatiale

(le corps s'engage vers l'action, les muscles se tendent, le corps est totalement mobilisé)

le geste ne prend pas forme, mais l'intensité du propos est décuplée.

Et la présence « organique» de l'acteur l'est également.


Le charisme

Le charisme, pour moi, peut s'acquérir par le travail.

Il me semble qu'il est lié à notre capacité à mettre tout notre être dans ce que l'on fait

au moment où on le fait « hic et nunc »

Tout notre corps comme notre esprit est mobilisé par ce que l'on fait ou dit.

Et cela vaut pour chacune de nos actions si petite soit-elle.


A propos du travail du choeur


Je terminerai par l'évocation du travail sur le choeur qui me tient particulièrement à ... coeur.

Un choeur constitué de personnalités fortes, ancrées, bien dans leurs particularités,

oeuvrant ensemble à l'édification d'un objectif commun,

voilà l'évocation d'un véritable projet de société.


Ce travail tente d'éviter le piège du choeur militaire, monolithique.

Chacun doit y trouver son compte tout en poursuivant un objectif commun.


Les exercices visent aussi à éviter l'émergence d'un meneur.

(J'entends par meneur, ici, l'individu qui tente d'avoir une incidence sur le comportement de l'ensemble)

La difficulté ici est double: ne pas vouloir imposer quelque chose au groupe

sans rester dans la passivité et attendre qu'un meneur se manifeste.


Outre un grand nombre d’exercices sur le chœur proprement dit, quelques exercices sur le travail du  héros…


La Crasse

L'idée est de proposer aux participants de modifier leur état de conscience

par un travail sur la fatigue ou une modification de leur aspect (cela reste très théâtral)

Cet état a pour effet de nous désinhiber (que peut-il nous arriver de plus ridicule)

on va à la rencontre du texte dans cet état»,

le texte sort alors avec une évidence comme quelque chose d'essentiel, sans effet de voix ou d'intention.

On peut mettre un fond musical approprié (Wagner, le requiem de Mozart...)

qui suggère une forme de grandeur ou d'élévation.


Le jeu des phonèmes

Il travaille sur la concentration totale sur ce que l'on dit et fait..

C’est un traitement du « dire » lié aux actions physiques instinctives.

Le texte perd son sens « intellectuel » pour acquérir une existence organique ...

Les phonèmes nous suggèrent des pulsions gestuelles.

Lorsqu'on ramène le texte à sa structure logique,, on sent qu'il a été incorporé et il s'élève en puissance évocatrice.


L’orateur

L’orateur est  un exercice qui fait appel à toutes les qualités requises plus haut

(grandeur, direction, charisme, engagement).

C'est un exercice assez troublant.

Il est troublant par le fait que le public semble beaucoup plus captivé voire emporté par la manière que par le sens.

Il nous permet sans doute de mieux comprendre certaines noires dérives > (Hitler..)




Quelques avis de stagiaires…


Bruno Colet (2004)


Sur les traces de la mémoire, quelques lignes de ce qu'il m'en reste aujourd'hui :


"A quel moment se forme un chœur?

Quelle écoute de mon entourage puis-je développer?

Comment naît le héros, expulsé du chœur et, comment y revient-il?

Un laboratoire éminemment vital, fort et subtil!"




Romain Pasteger – professeur de latin   (2007)


« Aborder la tragédie, c’est comprendre la force du chœur. Les textes des tragédies antiques ont aujourd’hui leurs exégèses et leurs rayons de bibliothèques mais le chœur se cache définitivement ailleurs.

J’imaginais qu’il fallait le chercher au pied de l’acropole mais il était, en réalité, peut-être plus proche.

Au moment d’aborder le stage « le chœur et le héros », je n’avais que très peu de notions pratiques de cette tragédie, à la fois belle et effrayante.

Il en allait de même pour les autres membres du groupe, avec leurs expériences théâtrales et leurs âges très variés.

Nous avions cependant un point commun : nous étions intrigués et curieux de ce qu’était le chœur antique.

Pour nous guider vers l’essence du théâtre, nous pouvions compter sur Daniel Donies.

Ce professeur humain et attachant est avant tout un excellent pédagogue qui a pu accompagner chacun d’entre nous,

avec nos niveaux et nos peurs diverses, pour l’amener un peu plus loin.

En à peine une semaine, nous avions reçu une quantité impressionnante d’ « outils » à explorer et à manipuler pendant encore de nombreuses années.

Dans ce stage, l’approche de la tragédie fut à mille lieues des envolées déclamatoires d’une Sarah Bernhardt ou du pathos exacerbé d’un Pedro Sanchez. Progressifs et ciblés, les exercices abordèrent le genre de manière organique :

ce sont les mouvements du corps qui ouvrent l’imaginaire et l’accès à l’émotion.

D’autres aspects furent également mis en jeu : la notion de charisme, la précision du geste, l’expression du corps.

D’abord hésitant et balbutiant, le chœur prit forme au fil des jours, jusqu’à nous permettre de ressentir l’impulsion commune,

l’émotion partagée et une certaine spontanéité chorégraphiée au travers de nos individualités propres.

Bien sûr, une semaine est bien trop courte pour prétendre maîtriser les arcanes de la tragédie.

Mais, portés par un formidable enthousiasme de groupe, nous avons pu, au loin, voir le sommet,

là ou le chœur ou le héros revenus à la vie donnent toute leur force à un vers d’Eschyle. »






Sophie Klimis  - philosophe  (2007)


« … Le blanc, le rouge, et le noir. Un metteur en scène m’a fait replonger adulte dans ce trio de couleurs primordiales lors d’une expérience mémorable par lui baptisée « la Crasse ». Le cadre était celui d’un stage de théâtre sur le « chœur et le héros »,

où nous abordions des tragédies allant d’Eschyle à Racine en passant par Shakespeare.

J’avais choisi de travailler le passage de l’Agamemnon où Clytemnestre se trouve confrontée au chœur, juste après avoir assassiné son époux.

La « Crasse » était l’un des moments-clés du processus.

Après plusieurs jours de recherche-création basés sur l’exploration du geste et du mouvement, suivant la méthode Lecoq,

il s’agissait de nous confronter aux textes dans une sorte d’état de conscience modifié.

J’étais fort réticente à l’idée de devoir absorber du Peyotl ou autre hallucinogène. Concrètement, il s’avéra que nous ne devrions rien ingérer du tout, mais seulement nous enduire le corps de diverses substances comestibles.

Puis, en maillots de bain et revêtus d’un drap blanc,

dire tous ensemble nos textes dans une énorme salle-hangar préalablement recouverte de plastiques.

J’étais plus que sceptique, mais je me conformai néanmoins aux instructions : faire les courses en choisissant nos « produits » avec application et en fonction de nos textes. Nous « préparer » sans rigoler ni verser dans le clashage potache, mais plutôt comme si nous allions nous livrer à un rituel.

Lâchée avec mes condisciples dans les rayons du supermarché local, j’attrapai,

comme si cela allait de soi, une boîte de tomates pelées et un paquet de farine.

Une fois dans les vestiaires, une drôle d’atmosphère se fit sentir. Les sorcières de Macbeth se mirent à regarder d’un autre œil

la soupe de champignons et la confiture de myrtilles sauvages choisies pour leurs connotations « forestières ».

Appréhendant la sensation de la tomate pelée sur ma peau, je me dis que j’allais commencer « en douceur ».

Je déchiquetai d’abord le paquet de farine et me le déversai d’un coup sur la tête. Au moment même où je fis ce geste, le deuil s’empara de moi. J’étais devenue l’incarnation de cette image vue sur les fresques égyptiennes : une pleureuse qui se recouvre la tête de poussière. Nulle tristesse, cependant : une paix et un calme profonds m’avaient envahie. Puis, avec une gravité nouvelle,

j’ouvris la boîte de conserve et je me mis à m’enduire consciencieusement le visage, le cou, les épaules et les bras de tomates pelées.

Bien qu’elles aient été conservées à température ambiante en plein mois d’août, les tomates dégageaient un froid glacial.

Qu’était ce froid morbide ? Celui du sang versé d’Agamemnon ou celui de sa fille sacrifiée ? A moins que ce ne fût le sang même de Clytemnestre ? Celui dont elle s’était vidée lors de l’arrachement d’Iphigénie nouvelle-née au tréfonds de ses entrailles ? C’était un sentiment très étrange :

j’étais en pleine possession de mes moyens, en train d’analyser tout ce qui m’arrivait,

et en même temps, comme traversée par quelque chose de plus grand.

Lorsque je quittai les vestiaires pour entrer dans la salle déjà remplie par la plupart des autres stagiaires,

j’étais aussi Clytemnestre sortant du palais et faisant face au chœur.

Je me rappelle avoir ressenti une grande sérénité, dans cette pièce inondée de lumière,

comme si j’avais mangé le soleil. Le texte d’Eschyle me coulait naturellement des lèvres. Tout était comme il faut.

J’avais longtemps cherché Clytemnestre, je l’avais jouée hystérique, fébrile, folle en démesure, mais cela sonnait toujours faux.

Recouverte de farine et de tomates, la vérité sur Clytemnestre se dévoilait enfin à moi, au corps à corps : une vie pour une vie. Ni plus, ni moins. Clytemnestre avait agi avec le sang-froid de l’assassin, parce qu’elle avait fait ce qu’elle devait, sans aucun état d’âme :

« ma jeune plante, qui a poussé de cet homme/Et qui est devenue l’Iphigénie de si grands pleurs/il lui a fait ce qu’il ne devait pas et a subi ce qu’il devait » . Il y a quelque chose de terrible dans cette sérénité absolue du crime estimé juste, car basé « sur le principe de la réciprocité » (v. 1423).

Contrairement à ce que beaucoup voudraient nous faire croire, Clytemnestre n'agit pas en épouse infidèle.

Elle tue en mère indignée l'assassin de sa fille. Dans la « crasse », j'ai ressenti Clytemnestre en moi comme en toute femme :

je serais aussi capable de tuer quiconque oserait reprendre une vie par moi donnée. Fût-il l’homme aimé entre tous.

Car, depuis que le monde est monde, les pères sacrifient leurs fils et leurs filles à des chimères, par eux inventées :

« Dieu », « patrie », « gloire », « argent »…

quelque chose du mâle tourne fou dans cette soumission absolue à des idéaux « supérieurs », en réalité issus de leurs désirs les plus inavouables… »